Folles encre mortes...

Publié le 19 Novembre 2018

La pléthore de nouveaux écrivains (on a dit même qu’il y avait plus de prétendants au statut d’auteur que de noms gravés sur les monuments aux morts et qu’aussi parfois, c’étaient les mêmes, (allant du Saint-Simonien au Simenonien pour faire simple) ayant engendré des courants stylistiques aussi variés qu’insolites devenait un fichu problème pour les gouvernants : comment contrôler les images provoquées par des milliers de textes disparates dans des millions de cervelles différentes ?

 

Dans ce pays tout le monde lisait mais on ne savait comment mesurer l’influence réelle des mots sur chacun puisque la majorité n’avait point encore acquis l’art de restituer, de formuler son ressenti..

Le danger était là, invisible et latent !
Les psylosophes d’état qui jouaient beaucoup au jeu des hypothèses avec d’incertains futurologues étaient formels : 
« Gare à la cristallisation ! »
« Quelle cristallisation ? demandèrent les gouvernants.
« On ne sait pas, tout ce qu’on sait, c’est que ça peut arriver n’importe quand. »

 

Un jeune homme qui avait réponse à tout (dans la limite, bien sûr, de ce qu’il avait appris pour faire partie de ceux qui dirigent) parla alors, sans retirer sa cravate à rayures, et sur le mode binaire si hermétique aux gens du peuple.

Il y a deux termes à l’alternative : 
Scénario 1, la cristallisation : par une totale coïncidence, tous ces signes apparemment disparates sur le papier, tant par leurs volumes que par leurs formes, provoquent des images quasiment similaires ; puis une prise de conscience collective, commune et massive, très difficilement maîtrisable.
Scénario 2, l’éclatement : par l’absence totale de coïncidences, situation rare mais également possible, chaque lecteur interprète à sa façon, comprend sa différence, cultive un individualisme de plus en plus forcené, jusqu’à quitter le système pour devenir incontrôlable.

Il fallait donc décider d’une stratégie de contrôle efficace des flux et des reflux de pensées, absolument indispensables à la bonne gestion d’un pays moderne.

 

C’est avec une redoutable exactitude que des manipulateurs experts définirent la qualité des réactions diverses et plausibles engendrées par le manque de signes cohérents et mirent en place, pour en finir totalement, une mécanique machiavélique, sorte d’ersatz lumineux et fascinant baptisé “bénévision“. 
A chaque famille fut attribué un écran à cristaux liquides donnant accès à moindre frais à quelques dizaines de réseaux diffusant des images toutes faites, soigneusement sélectionnées et porteuses de “bonheur“. Ce bonheur, analysé avec soin, échut aux mains de Fourierristes patentés qui surent répertorier et classifier les vices et tendances de chacun jusqu’à ériger les socio-styles en phalanstères thématiques. Depuis ce jour, mille deux cent vingt-quatre “chaînes“ (Le mot définit bien la relation exacte entre le bénéspectateur et l’écran programmé) diffusent sur ces écrans des programmes d’images parlantes. Ce découpage permet à ceux qui... voyez ceux que je veux dire, d‘opérer un comptage et repérage des aspirations diverses et d’en tirer les conclusions démagogiques les plus efficaces.

Passons sur le fait anodin que certains bénéspectateurs réclamèrent des écrans de plus en plus étendus qui occupèrent la surface du grand mur du salon et prirent la place tant enviée des tableaux ou reproductions de chasses habilement tissées au point de croix.

 

Ces milliers d’heures d’images nécessitaient pourtant des scénaristes. Afin de mieux éliminer les écrivains velléitaires, on rétribua à prix d’or ceux qui devinrent les fournisseurs de la bénévision jusqu’à provoquer le tarissement des multiples sources d’idées sur tout autre support. 
Le marché était là et nulle part ailleurs. Les agents littéraires ne recherchaient plus que des “histoires“ pour des feuilletons et le peuple applaudissait à ces images toutes faites qui leur disaient ce qu’il voulait entendre. S’institua alors une sorte de culture in vitro... avec toute une cohorte de critiques vedettes, distributeurs de satisfecit.

Pourquoi lire pour fabriquer des images puisque les images viennent à vous ? Les gens ne quittaient leurs écrans que pour aller dans les forêts...
Le livre était mort.

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«Nos écrivains étaient comme mille lumières dans l’ombre croissante de ce siècle»

En se souvenant de cette phrase entendue la nuit sur la seule radio qui diffusait des programmes du siècle précédent Monsieur Penink eut soudain la conscience aigüe et douloureuse de tout cela. Sa prétention naturelle lui fit penser qu’il était le seul à saisir tous les dangers, à mesurer toute la détresse future engendrée par ce nouvel art à la pénétration fulgurante. Il sentit alors en lui monter un sentiment jusqu’alors inconnu, une de ces vieilles choses qui, parait-il, étaient plus familières à ceux d’autrefois : le désir irrépressible de révolte. Résister !
Ce mot avait disparu du vocabulaire commun, gommé, limé, éliminé, depuis longtemps remplacé par un « concensus » constamment recherché et toujours trouvé, tant étaient mortes les idées folles, faute de pouvoir les lire ou les entendre. Ce fut pour lui comme un appel. Il trouvait là une raison forte, un moyen idéal pour se singulariser et enfin paraître.
Foin de modestie, qu’avait-il à faire de mieux qu’écrire un livre, le livre ! Celui que personne n’attendait plus.

 

“FOLLES ENCRES MORTES“
C’était le titre de son œuvre. Curieux. Ces trois mots contiennent déjà l’inconnaissable, insaisissable... sable. Que sait-on vraiment de la folie, des encres ? Et la mort, hein ?
D’ailleurs tout ici dépassait l’entendement. Les idées fourmillaient, portées par une forme peu commune, une musique contemporaine qui surprit même l’auteur.

Page 924 : “Elle s’ouvrit jusqu’au mystère“. 
Page 88 : “Le silence a peur de la bonne parole et des mauvaises langues“ 
Page 50, dernier paragraphe : “Absolu ment “
Page 700 : “Les arbres sont pleins de bigoudis et mon génie frise la folie…“ ... etc. etc.
Les vraies pensées sont intraduisibles n’est-ce pas... bien plus fortes qu’on ne le pense

 

 

 

Extrait de la nouvelle

"Folle encres mortes"

tirée du recueil Violencolie

 

 

Ouvrage publié

en version papier broché

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sur kindle

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Rédigé par William Radet

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