7. NOUVELLES... Aspirine - Folles encres (2)
Il est plus facile de mourir d’amour que d’en guérir... et pourtant, après mure réflexion, monsieur Raymond choisit la seconde solution. Béni soit le souvenir du temps béni ! Louise lui laissait quelques meurtrissures cérébrales plutôt conséquentes et la rupture imprévue provoquait une souffrance morale difficilement traduisible.
Que sait-on vraiment des maux d’amour, sinon qu’ils sont d’importants agents coagulants à tous les stades de la création !
« Abolition de la sensibilité à la douleur » : telle est la définition simple mais exacte de l’analgésie... Pour vaincre le mal, Monsieur Raymond rejeta d’emblée tous les manipulations psychologiques en vigueur, renia quelque ersatz d’amitié, fit une croix sur les opiacés, mais fixa toute son attention sur l’aspirine - analgésiant planétaire - jusqu’à organiser sa vie entièrement autour de ce produit. Chaque jour, la prise d’un cachet contre la souffrance ferait remonter le souvenir de Louise... elle serait toujours là, pétillante.
Il prit alors la décision de construire un temple anti-douleur. Rien ne viendrait troubler son recueillement : petite pièce sans fenêtre laquée de blanc au sol carrelé, paillasse cubique et centrale de grés pâle, chaise design claire, étagères de verre sablé. Il s’occupait si peu du reste de la maison qu’il ne remarqua même pas la petite culotte en pur coton de Louise, oubliée sur un fil, immaculée, vierge peut-être.
Il lui faudrait un bon millier de boîtes d’aspirine pour réaliser son projet. A tous les pharmaciens, il avançait invariablement : « C’est pour faire un œuvre, je veux dire... une sculpture ».
Commença alors un long travail d’artiste... Sur l’étagère la plus accessible il édifia par empilage de cachets de 4 mm d’épaisseur et 18 mm de diamètre une sorte de graphique en volume représentant ses divers placements en bourse au cours du jour. Sur une autre, il érigea avec minutie (s’aidant d’une carte postale) le profil déchiqueté d’un château du pays Cathare.
Et aussi... une vue de face de Manathan, la Grande Muraille de Chine, la Très Grande Bibliothèque... par exemple. Les petits cachets, légèrement bombés, à l’équilibre douteux, furent juxtaposés avec grâce, comme des pétales de fleurs ou des fractales. A l’aube du troisième jour, plein d’une joie immense devant son bel ouvrage, il se laissa aller à remercier Louise d’avoir été la muse, provocatrice inconsciente d’un chef-d’œuvre rare, voire unique. Durant deux jours et deux nuits, il avait créé avec passion, mangeant peu, buvant seulement de l’eau, additionnée d’aspirine évidemment. Il découvrit alors un autre sujet d’extase : l’effervescence... admirables bulles d’aspirine, plus vives que le champagne, plus folles que la limonade... chant radieux de l’effervescence... ressac caressant du liquide qui s’éclate en postillonnant... rosée blanche et vierge qui vient vivre et mourir en chantant. Ce chant, c’était pour Louise.
A 12h33, comme un rituel, au risque de chambouler l’harmonie de ses constructions, Monsieur Raymond absorbait deux comprimés choisis au hasard. Le souvenir de son immense amour était alors réactivé. « Louise est dans ma tête, elle se cache... » Elle se cachait si bien qu’il eut de plus en plus de mal à la rencontrer en lui... elle s’estompait. Il se mit alors à boire... toujours pour chasser la douleur. Selon les encyclopédistes, un analgésique efficace peut être également obtenu par la macération d’écorce de saule blanc dans un vin blanc tonique. Chaque jour, à 12h33, il s’offrit donc une rasade de cette décoction... et retrouva peu à peu son euphorie d’antan. Louise disparaissait de sa mémoire ; il s’étonnait d’en être heureux. Pour accélérer le processus et chasser la migraine provoquée par la première prise, il augmenta la dose et la fréquence des prises. Enfin, en amoureux du goût et de l’efficacité, il gomma définitivement la présence de l’écorce de saule dans son merveilleux petit coup de blanc. Rêvassant après boire, gagné le plus souvent par un sommeil nirvanesque, il ronflait et les étagères vibraient doucement...
Jusqu’au jour où Louise réapparut, pendant un petit sommeil de l’après-midi. Elle pénétra, aussi anxieuse qu’énervée, dans ce qui avait été leur nid d’amour, décrocha d’abord sa petite culotte blanche et partit à la recherche des diverses et chères babioles oubliées à son impromptu départ.
C’est aussi muette qu’abasourdie qu’elle découvrit la petite pièce carrelée ou son ex gisait, visiblement ivre, affalé sur la paillasse. Prenant bien soin de ne pas le réveiller, Louise fit un tour silencieux et expectatif en hochant la tête... qui lui faisait mal maintenant. L’incompréhension. L’incrédulité. La folie. La beauté même... Un étau dans son crâne. Elle quitta un instant le lieu du délire, revint de la cuisine avec un verre à demi plein d’eau, saisit au hasard un comprimé d’aspirine sur une des étagères et l’immergea, pressée qu’elle était d’en finir avec cette douleur qui cognait en elle, avant d’aller réveiller ce gros con de Raymond qui ronflait. Mais sa main ne toucha jamais l’épaule du coupable. Louise mourut instantanément. Foudroyée. Entraînant dans sa chute la reproduction en pâles piles des cours de la bourse. Le fracas ne réveilla même pas Monsieur Raymond.
A Monsieur Raymond, tout d’abord, puisque l’incrédulité s’affiche dans l’auditoire lorsqu’il affirme avoir introduit un poison mortel dans un des comprimés qui furent mélangés au départ, avant même de devenir sculptures... dans le but simple de mourir lui-même par hasard et par amour... Aux juges, ensuite, qui ne comprennent pas pourquoi et comment Louise aurait de son plein gré absorbé un comprimé d’aspirine alors qu’elle tenait encore sa culotte à la main... et qui restent figés, dans l’incapacité fondamentale d’appréhender la forme ô combien troublante d’un tel amour qui n’est répertorié dans aucune annale et qui n’a jamais fait l’objet d’une émission télévisée.
Folles encres mortes
«Nos écrivains étaient comme mille lumières
dans l’ombre croissante de ce siècle»
Monsieur Penink sursauta lorsque cette phrase vint mourir près de lui... Après un long silence, un communiqué laconique annonça d’une voix blanche que le vieil homme qui venait de proférer ces paroles s’était éteint illico, en direct sur la seule radio culturelle du pays qui recevait, avant de s’éteindre à son tour et pour son ultime émission, le non moins ultime survivant d’une pratique aujourd’hui disparue qui consistait à aligner des signes noirs sur de la cellulose. Ces signes (vingt-six en tout pour nos contrées, disposés entre eux de mille modes et cent façons qu’on appelait style dans les cas extrêmes où l’assemblage s’avérait singulier ou réputé tel, selon des critères assez vaguement définis par des experts bien encrés dans le système), avaient pour but essentiel et parfois louable de provoquer des images nouvelles dans les cervelles rongées par le quotidien.
Et le peuple apprit à déchiffrer ces signes.
Et le peuple y trouva des images... et même des idées ! Et quelques-uns surent aussi lire entre les lignes ?!
La pléthore de nouveaux écrivains (Certains disaient même qu’il y avait plus de prétendants au statut d’auteur que de noms gravés sur les monuments aux morts et qu’aussi parfois, c’étaient les mêmes) ayant engendré des courants stylistiques aussi variés qu’insolites (Proustiens, Durassiens, Saint-Simoniens ou Simenoniens pour faire simple). Fichu problème pour les gouvernants : comment contrôler les images provoquées par des milliers de textes disparates dans des millions de cervelles différentes ?
Ces alignements de signes voulaient-ils vraiment dire ce qu’ils disaient ? N’induisaient-ils pas des interprétations inconnaissables ? Le peuple savait certes reconnaître les signes et le nombre croissant de ceux qui réussissaient à décripter un quelconque sens avait même l’air d’en jouir (on décelait sur leur visage en pleine lecture une bien curieuse sérénité), mais comment mesurer l’influence réelle sur chacun, puisque la majorité n’avait point encore acquis l’art de restituer, de formuler son ressenti.
Le danger était là, invisible et latent !
Les psys d’état qui jouaient beaucoup au jeu des hypothèses avec d’incertains futurologues étaient formels :
« Gare à la cristallisation ! »
« Quelle cristallisation ? demandèrent les gouvernants.
« On ne sait pas, tout ce qu’on sait, c’est que ça peut arriver n’importe quand. »
« Mais qu’est-ce qui peut arriver, dites-nous ! »
Un jeune homme qui avait réponse à tout (dans la limite, bien sûr, de ce qu’il avait appris pour faire partie de ceux qui dirigent) parla alors, sans retirer sa cravate à rayures, et sur le mode binaire si hermétique aux gens du peuple.
Il y a deux termes à l’alternative :
Scénario 1, la cristallisation : par une totale coïncidence, tous ces signes apparemment disparates sur le papier, tant par leurs volumes que par leurs formes, provoquent des images quasiment similaires ; puis une prise de conscience collective, commune et massive, très difficilement maîtrisable.
Scénario 2, l’éclatement : par l’absence totale de coïncidences, situation rare mais également possible, chaque lecteur interprète à sa façon, comprend sa différence, cultive un individualisme de plus en plus forcené, jusqu’à quitter le système pour devenir incontrôlable.
Il fallait donc décider d’une stratégie de contrôle efficace des flux et des reflux de pensées, absolument indispensables à la bonne gestion d’un pays moderne.
Monsieur Penink se souvient...
On a tout d’abord lancé une campagne d’information habile et sournoise dont la cible, consommateurs de signes noirs, lecteur ou électeur, comme vous voulez, était invitée à se rapprocher de la nature et à prendre conscience de la déforestation accélérée due à une littérature surabondante. Les éditeurs rares et encore de ce monde, se souviennent-ils de cette fameuse et très lourde taxe pour le reboisement qui contribua, pour une part certaine à leur extinction ?
Monsieur Penink se souvient aussi de n’avoir pas eu réellement conscience de tout cela. Un retour à la communication épistolaire, saine tentative de réaction, mourut bien vite, car, non seulement le prix du timbre-poste augmenta par hasard prodigieusement, mais les écrivains ne savent guère se contenter d’un lectorat restreint.
C’est avec une redoutable exactitude que des manipulateurs experts définirent la qualité des réactions diverses et plausibles engendrées par le manque de signes et mirent en place, pour en finir totalement, une mécanique machiavélique, sorte d’ersatz lumineux et fascinant baptisé “bénévision“. A chaque famille fut attribué un écran à cristaux liquides donnant accès à moindre frais à quelques dizaines de réseaux diffusant des images toutes faites, soigneusement sélectionnées et porteuses de “bonheur“. Ce bonheur, analysé avec soin, échut aux mains de Fourierristes patentés qui surent répertorier et classifier les vices et tendances de chacun jusqu’à ériger les socio-styles en phalanstères thématiques. Depuis ce jour, mille deux cent vingt quatre “chaînes“ (Le mot définit bien la relation exacte entre le bénéspectateur et l’écran programmé.) diffusent sur ces écrans des programmes d’images parlantes. Ce découpage permet à ceux qui... voyez ceux que je veux dire, d‘opérer un comptage et repérage des aspirations diverses et d’en tirer les conclusions démagogiques les plus efficaces.
Passons sur le fait anodin que certains bénéspectateurs réclamèrent des écrans de plus en plus étendus qui occupèrent la surface du grand mur du salon et prirent la place tant enviée des tableaux ou reproductions de chasses habilement tissées au point de croix.
Ces milliers d’heures d’images nécessitaient pourtant des scénaristes. Afin de mieux éliminer les écrivains velléitaires, on rétribua à prix d’or ceux qui devinrent les fournisseurs de la bénévision jusqu’à provoquer le tarissement des multiples sources d’idées sur tout autre support. Le marché était là et nulle part ailleurs. Les agents littéraires ne recherchaient plus que des “histoires“ pour des feuilletons et le peuple applaudissait à ces images toutes faites qui leur disaient ce qu’il voulait entendre. S’institua alors une sorte de culture in vitro... avec toute une cohorte de critiques vedettes, distributeurs de satisfecit.
Pourquoi lire pour fabriquer des images puisque les images viennent à vous.
Les gens ne quittaient leurs écrans que pour aller dans les forêts...
Le livre était mort.
«Nos écrivains étaient comme mille lumières
dans l’ombre croissante de ce siècle»
Monsieur Penink eut soudain la conscience aigüe et douloureuse de ce qui se passait là. Sa prétention naturelle lui fit penser qu’il était le seul à saisir tous les dangers, à mesurer toute la détresse future engendrée par ce nouvel art à la pénétration fulgurante. Il sentit alors en lui monter un sentiment jusqu’alors inconnu, une de ces vieilles choses qui, parait-il, étaient plus famillières à ceux d’autrefois : le désir irrépressible de révolte. Résister !
Ce mot avait disparu du vocabulaire commun, gommé, limé, éliminé, depuis longtemps remplacé par un « concensus » constamment recherché et toujours trouvé, tant étaient mortes les idées folles, faute de pouvoir les lire ou les entendre. Ce fut pour lui comme un appel. Il trouvait là une raison forte, un moyen idéal pour se singulariser et enfin paraître. Foin de modestie, qu’avait-il à faire de mieux qu’écrire un livre, le livre ! Celui que personne n’attendait plus. Il voyait déjà la première phrase :
« La planète est surchargée de têtes qui vivent comme des bêtes...»
...parce qu’il n’était pas simple, Monsieur Penink...
Il fit recouvrir de liège les murs de sa chambre car il se souvenait qu’un moustachu au regard oriental l’avait fait avant lui avec succès au début du siècle et s’isola souvent et longtemps. Il concocta avec ardeur et méticulosité un pavé de signes de mille huit cent vingt sept pages qui furent imprimées en garamond romain, de 10 points didot, interligné 11, avec alinéas, symboles, notes, sous-notes, astérisques, figures, exposants, hors-textes, faux titre, grand titre, colophon, grébiche, cul de lampe, avertissement, postface, appendices, index et bibliographie, le tout en trois tomes, sur un vélin bouffant de bonne tenue.
On notera que Guillaume, grand-père de Monsieur Penink, avait exercé le noble métier de typographe dans la bonne ville de Troyes, là où précisément un célèbre Chrétien fut l’inventeur du premier roman occidental. Puisque ce hasard facétieux l’avait élu, il exécuterait le dernier.
Notre écrivain rebelle avait la sensation d’être un fabuleux alchimiste qui brassait les métaphores, les aphorismes, les rimes, les sonnets, les alexandrins, les pléonasmes, les palimpsestes, les palindromes, les allégories, les acronymes, les analogies, anapestes, anacoluthes, oxymorons, anathèmes, anacréontismes, anecdotes, analyses, anamnèses, odes et odelettes, zeugmas, hapax, syllogismes, didascalies, dialogues, injonctions, conjonctions, digressions, fables et satires, pamphlets, plaidoyers, parodies, énumérations, répétitions répétitions, locutions, citations, proverbes et adverbes, compléments d’objets parfois trop directs ou refusant obstinément de s’accorder, dialogues, acrostiches, césures... les interrogations, les exclamations, et même de la prose avec virgules, points-virgules, lapsus et suspension... etc. c’est pour dire...
Peut-être même qu’il inventa des mots jamais lus. Allez savoir. (A ce moment, nous percevons clairement votre envie irrépressible de découvrir illico cet ouvrage. Malheureusement le prix français actuel du linéaire littéraire nous contraint à surseoir à mettre en œuvre une réédition qui pourrait combler votre désir ô combien fondé.)
Ce fut un fleuve de signes en crue qui déborda sur le papier, diarrhée de phrases enfin libérées après une trop longue constipation cérébrale. Rien ne put l’arrêter tant était forte sa conviction d’être le rédempteur de la langue écrite, le pourfendeur de l’image creuse et imposée (heureusement, sa femme était morte...).
Après s’être séparé de quelques biens chers et inutiles, il passa de la rédaction à l’auto-édition puis à l’auto-promotion de son ouvrage. Tout fut étrangement et étonnamment facile. L’idée lui vint de faire parvenir une offre de souscription à tous ceux qui portaient son nom. Comme “Penink“ était largement répandu (si l’on excepte la Basse-Creuse et le Haut-Niger). Le livre bénéficia d’une diffusion large et dispersée...
... coïncidence, parmi ces homonymes figurait un critique littéraire...
“FOLLES ENCRES MORTES“
C’était le titre de son œuvre. Curieux. Ces trois mots contiennent déjà l’inconnaissable, insaisissable... sable. Que sait-on vraiment de la folie, des encres ? Et la mort, hein ?
D’ailleurs tout ici dépassait l’entendement. Les idées fourmillaient, portées par une forme peu commune, une musique contemporaine qui surprit même l’auteur.
Page 924 : “Elle s’ouvrit jusqu’au mystère“.
Page 88 : “Le silence a peur des la bonne parole et des mauvaises langues“
Page 50, dernier paragraphe : “Absolu ment “
Page 700 : “Les arbres sont pleins de bigoudis et mon génie frise la folie…“
etc. etc. etc.
Les vraies pensées sont intraduisibles n’est-ce pas... bien plus fortes qu’on ne le pense et ce qui advint était en effet impensable.
Pendant la période du repos annuel des masses productives, les médias, quelque peu vacants, laissèrent par négligence un espace de libre parole. L’homonyme critique professionnel s’engoufra avec opportunité dans cet espace pour dire quelque chose. Il venait de lire, en travers, “Folles encres mortes“, le collossal roman de Monsieur Penink et décida d’en parler. Il en parla très bien, drôlement bien même à la « bénévision ». Il en parla longtemps, avec d’autant plus de chaleur qu’il n’avait rien compris ou presque, suivi en cela par les autres critiques qui ne voulant pas être en reste. s’emparèrent aussi de l’ouvrage. Le livre s’arracha, provoquant certainement quelque secrète déchirure.
Monsieur Penink, tout fier qu’il fut, éprouvait une petite gêne tout au fond de lui. Il avait le sentiment que personne, absolument personne ne comprenait ce qu’il avait écrit; mais le succès grisant écrasait tout en lui. Il finit par croire ce qu’il entendait. Les adjectifs les plus osés, les plus variés pour définir son génie agissaient comme un euphorisant et endormaient simultanément ses scrupules. Il répondait peu. Il souriait aux anges ce qui lui conférait un air énigmatique... et le peuple adore les énigmes vivantes...
Il avait pourtant raison : il était totalement incompris. Son texte paralysait les intellectuels, les philosophes les plus pointus, intriguait les chercheurs, les analystes, les poètes qui pourtant en avaient vu d’autres... mais l’amour propre...
Oui, chacun en cette période avait un amour propre plus que démesuré et personne n’avoua jamais n’y rien comprendre. Chacun vanta ce livre à son voisin, en parla avec une aisance confondante, souvent copiée sur celle des spécialistes du petit écran. Ne pas lire «Folles encres mortes», c’était faire injure à l’intelligence, c’était reconnaître qu’on était à la traîne face à l’œuvre immense de Monsieur Pennink.
Mais au creux de chacun montait l’inquiétude, sourde, tenace. Et chacun de se dire en machouillant sa honte : « Suis-je vraiment plus con que les autres ? qu’est-ce qui ne va plus en moi qui fait que je n’arrive plus à saisir ce que tous comprennent; même mon idiot de voisin... ? »
Le snobisme qui avait gagné toutes les couches de la population poussait au silence, réduisait au mutisme bourgeois. L’angoisse se propagea à la même vitesse (mais en sens inverse) que la grippe asiatique. L’occident toujours, et d’abord !
C’est à Limoges, haut lieu dépressionnaire, qu’un 19 juin, le premier patient pénétra dans le cabinet d’un psy pour avouer son complexe du moment « Je ne comprends rien à ce livre que tout le monde salue comme un chef-d’œuvre de clarté et d’intelligence. Docteur, je doute de moi... je doute de tout »
Et l’épidémie gagna. La vague de doute enfla, déferlement à la fois massif et sournois, impossible à maîtriser puisqu’informulé clairement. L’amour propre salissait tous les esprits, provoquant des ravages imprévisibles. Et Monsieur Penink paradait maintenant à la bénévision; il était invité partout pour parler de son ouvrage. Les animateurs qui s’extasiaient pendant l’émission rentraient chez eux avec un sourire défait, moralement exténués d’avoir affiché si fort leur fausse intelligence, désorientés, perplexes, mais trop fiers pour dire... quoi dire ? que ce texte extraordinaire n’avait pas atteint leur cerveau gauche? le droit non plus? On vit apparaître des peintures grises, des musiques sombres, et même des tags qui osaient salir la propriété privée de l’expression d’un immense malaise.
Dérèglement local, départemental, régional, national, international ! On avait depuis trop longtemps interdit ou bafoué les simples et les imbéciles. Chacun, devant un navrant constat de carence intellectuelle était gagné du « malaise des marginaux » résurgence terrible d’une maladie disparue avec l’extraordinaire réussite des programmes uniformisés au nom de la justice et de l’égalité.
Les psylosophes, par hasard, s’expatrièrent sur la lune pour étudier l’apparent silence des pierres. Gonflèrent bientôt les listes d’attente pour des consultations allant du psy au neuro, au marabout branché, à la chiro-carto... et fut lancé un vaste programme de construction d’asiles, puisque les parcs d’attractions réquisitionnés à cet effet étaient saturés...
Et les rues et les villes se vidèrent, sur toute la terre... L’homme disparut peu à peu de la surface visible, enfermé dans sa question.
Ne restèrent plus que neuf cent vingt quatre autistes abandonnés, riant comme des fous parce que sur la bénévison revenait en boucle, et pour longtemps encore, le visage à la fois grave et inspiré de Monsieur Penink commentant pour la quatre mille trois cent vingt septième fois les trois premières lignes du quatrième chapitre de « FOLLES ENCRES MORTES »
La littérature avait enfin ses lettres de noblesse... solitaire.
Il n’y a pas d’heure pour les graves !