7. NOUVELLE... Attracteurs étranges

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Attracteurs étranges

Je vais certainement tuer l’auteur de ce livre.

Comment ? Avec quoi ? Je ne sais pas, j’ai toujours été désarmé. Ai-je un jour, une minute seulement, possédé ou brandi une arme ?        

Je n’accorde pas cette qualité au vieux couteau suisse lourd et neutre qui élargit les trous dans mes poches. Je retrouverai ce type. Il le faut. Imaginez qu’un policier du hasard vienne l’interroger pour savoir où il m’a rencontré ! ?

 Ce bouquin qui a pour titre «Juste avant le désert» le destin l’a posé devant moi dans un lieu ou la lecture est très improbable. Dans le grand sud. Sur un banc brûlant, près d’une épicerie bleue. Tous les trois mois, je me traînais jusqu’au village pour m’approvisionner. Le nécessaire. Très peu. J’ai vu un nom sur ce livre ouvert. Une bouteille de limonade vide gardait la presque dernière page. Au travers du verre, un nom grossi et déformé, un nom que je connaissais, un nom d’avant, un nom du nord, d’Europe. Je l’ai saisi ce livre. Une jeune femme très blanche est apparue par la porte basse qui mène à la petite cour, derrière. Très très blanche, malade, touriste. Elle a regardé vers le banc. La bouteille de limonade était seule, couchée, vide et résignée. Le petit volume était dans ma poche. La jeune femme s’est approchée, à la fois surprise de ne plus trouver son livre et de deviner sous ma crasse les traits d’un homme de là-bas. Elle a souri, intriguée, à peine tendue, la question au bord des lèvres puis est sortie dans la lumière écrasante. Elle a trébuché, elle a porté sa main à ses paupières, elle est allée s’asseoir dans le seul coin d’ombre de la place comme pour attendre... 

            Je suis parti vite, oubliant la moitié de mes provisions. Je l’ai lu tout de suite, ce petit livre. Il racontait ma propre histoire. Non. Plutôt des bribes de ma vie, la restitution sensible des passages, des mouvements et des sentiments qui avaient dû présider à ces dernières années.

            L’auteur avait traduit mes sens et mes images, à sa façon, mais avec beaucoup de mes mots. Je me souviens de lui : un rondouillard à lunettes.
Il est arrivé par la grande dune. Il revenait de photographier le désert. Comme si c’était possible. Le soleil tombait, les ombres fraîchissaient vite. J’allais rentrer sous la tente lorsqu’il est venu vers moi et m’a demandé ce que je faisais là. Je n’ai pas répondu. Pourtant je devais être un peu fragile, puisque je l’ai laissé me suivre à l’intérieur. Il s’est assis puis s’est mis à parler, à sortir à boire de sa musette, s’est levé pour reprendre de l’alcool à l’arrière de sa camionnette. Il buvait beaucoup. J’ai fini par parler un peu aussi, par boire un peu aussi, puis beaucoup parler et beaucoup boire. Je n’ai plus ces habitudes et je crois que j’ai perdu connaissance ; je veux dire que je n’ai plus rien maîtrisé. Il me reste juste le vague souvenir d’un moment fabuleux de laisser-aller, quelque chose que j’avais laisser mourir en solitaire. Piégé. J’ai trouvé le matin radieux. Il était parti en laissant un petit mot. « Bonne chance et revenez-nous ! »

            J’avais dû délirer toute la nuit, desserrer la corde, ouvrir ma boîte crânienne ou tout était gardé. Sévèrement gardé. Et voilà que tout est là, dans ce livre. Presque tout, un peu dispersé, mais quasiment vrai. J’ai peur.
Après la stupeur, la décision. Partir, le retrouver. Il me reste un peu d’argent. Ici c’est beaucoup, là-bas ce ne sera rien. Le grand port est à sept jours de marche. Le Marroussia, un grand cargo piqué de rouille part pour Le Havre. J’ai ma petite place, près de la cabine du commandant, un taciturne. Tant mieux.

        Depuis cinq jours, je lis, relis en tous sens l’histoire de ma vie.
Je vomis souvent. Je vomis cette mer grise et cet auteur à la mémoire maudite qui me réveille, me secoue durement. Je suis à nouveau en danger.

          Les tripes me montent aux yeux.

        Voilà. Je l’ai relu de nombreuses fois, cette histoire déchiquetée d’un trop « sensible ». Jusqu’à l’accostage du Marroussia. Et encore une dernière fois dans le train qui me ramenait vers Paris. Plus je me rapproche de l’auteur, plus je suis déconcerté, confondu. Si ces bribes de ma vie n’y sont pas totalement rendues quand aux faits, elles sont en tout cas saisissantes de vérités profondes... mes vérités de l’époque. Comment a-t-il fait pour s’emparer de mes sens avec autant de précision. Nous flottions dans l’alcool ce soir-là dans ma cabane et il n’a pris aucune note. Avant de le faire disparaître, j’aimerais découvrir d’où lui vient ce pouvoir de réception extrême, de traduction, de transmission. Un hypersensible... un autre ? Egaré comme moi dans le désert ?

            Quelque chose a changé dans la capitale. Dans l’air. Dans l’air du temps. Sur la même page d’un journal, une grande photo de Bashung, le chanteur enfin au zénith, voisine avec un court article sur « Juste avant le désert ». Sans portrait. L’auteur dit qu’il m’a rencontré à une période où il était fasciné par les déserts, qu’il lui a été impossible de transmettre tout ce que j’ai raconté, que je parlais trop vite et trop bas, à la limite de l’audible ; qu’il n’avait le temps de saisir que quelques fulgurances et qu’il a l’amer sentiment d’avoir raté des passages essentiels de mon histoire. Le type du journal lui demande comment je m’appelle. L’auteur ne sait pas. Le type du journal lui demande s’il pense que mon histoire est vraie. L’auteur ne sait pas. Il dit que mon langage, chargé de métaphores et de digressions quasiment proustiennes avait une clarté et une longueur simultanée... et que les mots parvenus sur le papier lui semblent aujourd’hui bien pâles. Le type du journal lui demande s’il aimerait me revoir. L’auteur ne sait pas.

         L’auteur est dans son appartement. J’attends presque en face. Une douce lumière coule de sa fenêtre. Il doit écrire, mort un instant pour le reste du monde. Je suis immobile sous une petite pluie silencieuse. J’avais oublié cette sensation... j’avais aussi oublié les odeurs qui montent des pavés, des jardins après la pluie. L’auteur écrit toujours. J’attends toujours. J’avais aussi oublié la magie de l’aube.
L’auteur éteint sa lumière et vient à sa fenêtre. Il regarde seulement le bout de la rue et semble guetter le petit soleil qui tente de vivre pour m’éclabousser. Il ferme la fenêtre. Je suis un peu tendu. Le couteau dans ma poche est toujours fermé.
L’auteur apparaît sur le trottoir, juste en face. C’est bien lui. Il porte des lunettes noires. Il reste immobile et me regarde. L’auteur me ressemble…

            Vite, vite, rendez-moi mon désert !

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Cette nouvelle est le prologue de "Juste avant le désert"
qui se lit sur ce blog... et qui attend patiemmment un éditeur

Rédigé par William Radet

Publié dans #NOUVELLES

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