Texte paru dans la Revue sur le net HORS-SOL
http://hors-sol.net/revue/william-radet-le-trouble-et-le-flou/
Le trouble et le flou
Quelques bribes folles ou molles saisies lors d’une rencontre improbable et fortuite.
Le Général Instin et Le Flou… à peine discernables dans un petit brouillard laiteux.
J’étais assis sur une pierre tombale particulièrement avenante… à contempler le crépuscule. Le dernier étage de la tour s’embrumait mollement.
Une douce torpeur m’envahissait tout tandis qu’une douce grisaille noyait la ville. Je baignais dans le coton avec une envie sourde de mourir en souplesse, ici, de suite.
Mon Nagra dormait contre ma cuisse. Fidèle… L’idée me vint aussi de rester aussi tard que possible pour capter les sons qui peuplent un cimetière dans la nuit.
Mon capteur/enregistreur diabolique en action, un casque sur les pavillons, j’attendais… Me suis-assoupi ? Toujours est-il que mes sens furent soudain en alerte. Un bourdonnement singulier semblait venir d’une masse à peine plus sombre que le brouillard et en augmentant la capacité de réception je perçus des voix…
Deux voix sourdes, équilibrées, posées. Depuis quand parlaient-elles ?
LE FLOU
« Le génie, la puissance inventive et génératrice, suppose que l’homme laisse vivre en lui les deux sexes de l’esprit : l’instinct des simples et la réflexion des sages… qu’il soit en quelque sorte homme et femme, enfant et mûr, barbare et civilisé, peuple et aristocrate. »
Michelet. Jules… à peu près. Je raccourcis.
Général INSTIN
Un génie ne saurait être flou… Je vous ai peut-être un peu vite attribué des qualités extrêmes, tout ébaubi que j’étais de voir et de lire avec quelle adresse vous détournez les choses les plus nettes, le plus évidentes… Un génie ne saurait être flou…
LE FLOU
Pas plus qu’il ne saurait être trouble…
Rien dans ce monde n’est ni clair ni net ; vous le savez bien, Général.
… Je ne dis point Mon Général… Tout simplement parce je ne possède aucun titre de propriété sur un homme en général… Ni en particulier d’ailleurs.
C’est net.
Si j’ai quelque génie ma foi, c’est de savoir détecter le flou partout et de le montrer pour qu’on perçoive mieux le flou des choses.
Général INSTIN
Vous m’expliquerez ça.
LE FLOU
Alors que votre génie s’est épanoui dans le trouble…
Général INSTIN
Je ne saisis pas bien où vous voulez en venir, même si cela nous rend un peu confrères… Nous sommes un peu des spécialistes, chacun à sa façon, du mystère mou, du non-dit, du mal vu, de l’ambiguité.
LE FLOU
Quand vous dites mal vu, vous voulez dire brouillé…
Général INSTIN
Votre marotte de la polysémie vous perdra… brouillé comme le regard trouble, brouillé par le flou…
LE FLOU
Votre marotte à vous c’est de brouiller les cartes… de troubler, de faire surgir les conjectures.
Vous avez commencé tôt ? Ne répondez pas !
Votre réponse serait floue et je serais trop à l’aise dans son détournement.
On ne naît pas troublant. Donc vous l’êtes devenu.
Par quel cheminement êtes-vous parvenu à une telle maîtrise du trouble ?
Général INSTIN
J’étais jeune savez-vous…
LE FLOU
Mais vous l’êtes resté !
Général INSTIN
La flagornerie n’est guère floue. Elle est toujours nettement intéressée et vous me flattez pour que je reste clairement en phase avec la mémoire de ma jeunesse et que je me livre à vous. Libre à vous, mais si je vous conte quelques secrets, c’est que vous me semble de les recevoir sans vous troubler.
LE FLOU
Il m’en faut beaucoup plus pour me troubler, pour déranger mon système.
L’idée même de découvrir la genèse de votre génie de la dissimulation programmée simultanément visible et incontrôlée m’intrigue et m’invite à la jubilation confraternelle. Donc…
Général INSTIN
Donc rien. Rien. Rien de rien. Un piaf. J’étais jeune je savais guère où me situer… Rien.
LE FLOU
Le rien n’est-il pas le terreau le plus propice à l’émergence des idées les plus folles… ?
Général INSTIN
Rien chez moi n’évoquait la folie… Le plus fort est que j’avais en mon faible intérieur une forte propension à détester le désordre, le trouble…
LE FLOU
Au même âge probablement… j’ai crié très fort dans mon faible intérieur « Y-a-il une âme qui vive ? » et je suis resté sur le qui-vive.
Général INSTIN
Ne m’interrompez pas. Vous me feriez perdre le fil.
LE FLOU
C’est pour cette même raison que je vous ai interrompu. Un fil. Pardonnez-moi.
Au même âge probablement… on me disait « Arrête de parler de toi ! » et je répondais « Oui, mais quand j’arrête, les autres parlent d’eux ! » Je vous écoute.
Général INSTIN
Je ne me complaisais que dans un certain ordre des choses tout en donnant l’apparence extérieure d’un doux désordre qui désorientait ma bourgeoise famille.
Imaginez la surprise de mon père répétant à l’envi « Adolph est bon à rien » quand j’ai manifesté clairement mon désir d’épouser une carrière militaire.
Les recruteurs en képi possédaient-ils des dons de divination ? Toujours est-il que dès ma première mission on m’expédia dans des régions improbables pour mater par la force les troubles permanents qui perturbaient la stabilité politique.
LE FLOU
Votre premier contact avec le trouble…
Général INSTIN
Je n’avais connu que certains des troubles bénins d’un tout autre genre. Adèle…
Toujours est-il que c’est là, au contact direct sur le terrain que les fauteurs de troubles me sont devenus familiers. Leurs actions maladroites et floues étaient animées par un sens de la justice si sincère que, je dois le reconnaître, j’ai été touché. Tous ces agités qui troublaient l’ordre établi, l’ordre artificiel !
LE FLOU
Vous en avez donc conclu que le désordre était plus juste !
Général INSTIN
Exactement. Plus juste que l’ordre général.
LE FLOU
Plus juste que l’ordre, Général !
Général INSTIN
J’ai analysé avec beaucoup d’attention la moindre des situations troubles que je combattais sur ordre supérieur. Après la consternation, la découverte. Une ferme et intime conviction. Mon envie la plus sourde, la plus profonde, ma position morale la plus naturelle
maintenir l’ordre du désordre.
LE FLOU
Le désordre nécessaire…
Général INSTIN
C’est à ce moment-là que nous nous sommes rencontrés !
LE FLOU
Je me souviens. C’était dans un château des Carpates… Vous fêtiez votre promotion.
Général INSTIN
Et vous êtes passé par hasard ? Vous ne vous êtes jamais expliqué.
Je vous ai vu entrer dans la salle de bal.
Vous aviez un petit sourire à la 4,95… pas tout à fait cinq…
Et vous avez invité ma cavalière à danser… et tout est devenu flou tout à coup.
J’ai bien vu que vous semiez le trouble, je m’y connais. Et pour elle, un ravissement…
LE FLOU
… comme celui de Lol V. Stein allez-vous me dire. Son histoire était encore inimaginable même si Freud commençait à faire des siennes, même si Proust piaffait devant ses aubépines…
Général INSTIN
… et toute les choses guidées, dirigées, ordonnées pour la fête avec une minutie et un sens du détail bien rare en cette époque troublée sont devenues molles, folles, folles et molles.
Vous arriviez en trouble-fête et vous étiez accueilli comme un ami de toujours.
Vous apportiez avec vous un flou… artistique, insaisissable, indéfinissable.
LE FLOU
Je mène une vie de flou. C’est une vocation.
Général INSTIN
Vous ne m’avez jamais adressé la parole. Vous n’aviez d’yeux que pour les femmes.
LE FLOU
Elles saisissent mieux l’importance du flou. Sa part esthétique. Sa part de rêve.
Général INSTIN
Et elles provoquent le trouble, en général !
LE FLOU
Je vous observais… Je vous observe depuis longtemps.
Tout homme peut voir, très peu savent toucher. Je ne sais plus qui a dit ça.
Considérons que cette maxime vaut pour nous deux.
Silence un peu long.
J’ai cru un instant que Négrita (le doux nom que j’attribue à ma machine à capter) était en rade…
Puis la voix du général…
Général INSTIN
Voulez-vous parler plus fort, mon cher, je ne vous comprends plus.
Votre voix monocorde devient un souffle. Plombée.
LE FLOU
Je ne dirai rien de votre voix d’outre-tombe.
Général INSTIN
Vous êtes bien le seul à la percevoir en direct.
LE FLOU
Performance exceptionnelle que celle d’une voix disparue qui se fait toujours entendre.
Je vous envie parfois. Etre connu sur la planète au travers d’étranges réseaux…
Susciter l’intérêt, la haine peut-être, la consternation, la crainte… la curiosité…
Général INSTIN
Mon but est pourtant simple : provoquer chez les humains a) d’abord l’expectative
b) puis le doute
c) vers une prise de conscience
c) pour une révolte pacifique
LE FLOU
En somme nous faisons la même chose avec des moyens différents.
Je suis le fou du roi, j’amuse gravement tandis que vous faites une drôle d’éminence grise.
Général INSTIN
Et nous souhaitons tous deux la chute du roi. Ha ha
LE FLOU
Sans être des génies nous sommes des trublions. Finalement nous utilisons tous les deux des techniques de communication et manipulation qui tiennent compte de toutes les dualités : homme et femme, enfant et mûr, barbare et civilisé, peuple et aristocrate.
Général INSTIN
Vous l’avez déjà dit… mais à chacun sa méthode.
Vous ne me ferez pas revenir en pleine lumière, pas plus que ne consentirais à vos jeux même si je sais que leur apparence puérile est un doux leurre.
LE FLOU
Contre la douleur. Le flou adoucit les contours… estompe les arêtes, amollit les angles, qu’ils soient droits ou aigus… adoucit la rigueur prétentieuse de certains concepts.
Le flou, c’est l’imprécision volontaire pour lutter contre la transparence.
Le trouble a des effets presque identiques à ceux de l’ironie… Il pousse à l’interrogation, à la recherche de l’au-delà des apparences.
Général INSTIN
Le trouble s’accommode aisément de l’ombre et peut même s’accentuer dans la nuit tandis que le flou disparaît. Fondu au noir.
LE FLOU
« Dans le noir, on y voit plus clair » disait Thomas Bernhard…
Une ultime question saugrenue, Général…
Vous qui êtes familier d’un lieu où se côtoient tant de gens célèbres…
Savez-vous pourquoi la tombe de Sartre est jonchée de tickets de métro ?
La vôtre provoque bien plus de sidération et questionnements.
Votre front derrière les craquellements attire irrésistiblement les scripteurs qui viennent ici pour se faire démasquer…
Général INSTIN
Ne sont pas encore nés ceux qui déchiffreront le sens réel de tout ça.
Quelques-uns y casseront leur plume… D’autres vont jeter l’encre.
Je les attends.
« Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à table et écoute.
N’écoute même pas, sois absolument silencieux et seul.
Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques. » Kafka.
LE FLOU
Mais à en croire tous les pseudo-détectives qui sont à votre recherche ici-bas, vous êtes ici, ici ou là, là ou ailleurs. Vous êtes partout ! Certains milieux dits biens informés affirment même que vous dirigez la 22ème division secrète.
Général INSTIN
Je cultive une certaine ubiquité… L’ambigüité ne semble pas suffisante pour servir ma mission fondamentale, celle que vous devinez…
Bon. Je crois qu’il est temps de regagner nos univers respectifs. Le brouillard s’épaissit.
Au revoir Monsieur…
LE FLOU
Au plaisir d’une autre rencontre du même type, Monsieur… Au revoir…
J’ai coupé mon Nagra, je l’ai couché dans sa sacoche
Je suis resté longtemps immobile.
Après un temps improbable, j’ai pensé qu’au studio on me prendrait pour un dingue et que mon truc ne serait jamais diffusé mais j’ai ressorti mon Nagra pour noter à voix basse :
Le devenir du monde dépend plus que jamais du trouble et du flou…
Les femmes et les hommes doivent apprendre à vivre dans le trouble et le flou,
à gérer l’incertitude et à appréhender la complexité croissante du monde engendrée par une évolution technologique mille fois plus rapide que l’évolution des cerveaux… mais qui ne freine en rien une barbarie montante d’un type indéfinissable ».
Paris le 23 février 2012
FIN
Texte paru dans la Revue sur le net HORS-SOL
http://hors-sol.net/revue/william-radet-le-trouble-et-le-flou/
Sur la tombe du Général Instin
Hommage manqué.
Je dois vous l’avouer aujourd’hui…
A l’heure grise du dernier jour des morts une pulsion irrépressible m’a conduit à l’entrée du cimetière où gît Notre Général…
Quand je suis parvenu, essoufflé, ému et tendu, une foule était déjà massée devant la grille. Tous avaient dû, comme moi, percevoir du fond de leurs pauvres tripes le vibrant et émouvant appel du trouble génie.
Passage impossible.
Aurais-je du battre, bousculer ces faux-frères virtuels pour parvenir au bord de la pierre vénérée ? Les frapper du gros livre que j’avais en main (Anatomie de la mélancolie) pour me frayer un passage ?
Je le confesse ce matin, ma timidité perpétuelle alliée de ma lâcheté naturelle m’ont conduit à rebrousser chemin… Jusqu’à la terrasse du Sélect.
Encore tout retourné de ma fuite je me suis assis par mégarde à la table d’une jeune femme seule. (L’instinct ne m’a conduit jamais vers les très vieilles.)
Pleine d’humour elle a dit « Vous prendrez un demi ? »
J’ai répondu gravement « Oui. La mousse en dessous. Merci ». Tenez-vous le pour dit : il n’entre pas dans mon projet matutinal de vous conter la suite de cette rencontre.
Mousse.
Ce mot me remonte à cette aube grise et l’envie me taraude de retourner sur la tombe… d’y gratter la verte intruse proliférante qui a osé planter ses molles griffes sur la pierre vénérée, profitant de l’humidité et de la désertion hivernale des soldats du général.
Tiens ! J’irai jeudi !
Je reprends un morceau de brioche et une once de confiture de rhubarbe pour fêter le retour de ma fermeté intérieure.
Mon for intérieur n’opine pas… Il dodeline même (si !) et me souffle (si !) que jeudi c’est la Saint-Valentin et qu’un nouveau barrage obstruera la grille du cimetière...
Pourquoi ? Parce que toutes les amoureuses du général seront là !
Je n’y avait pas pensé. Tant pis ! Je ne suis pas si faible que mon for le prétend. J’irai ! Je passerai devant le Sélect (au cas où…) et j’irai ensuite prendre un verre au Rosebud à la santé de Notre Général.
William Radet